Le château d’Ilbarritz : naissance et destin tourmenté d’un palais face à l’océan
Depuis que Napoléon III et l’impératrice Eugénie ont fait de Biarritz leur villégiature favorite, la petite cité de pêcheurs est devenue une station balnéaire de renommée internationale. Villas somptueuses, hôtels de prestige, architectures audacieuses : la ville se transforme en un théâtre mondain où se côtoient aristocrates, industriels et têtes couronnées.
Pourtant, en 1895, une demeure en construction sur les falaises intrigue davantage que toutes les autres. On y travaille dans un silence inhabituel : les ouvriers ont reçu l’ordre de se taire, et l’architecte Gustave Huguenin œuvre dans la plus grande discrétion. Le commanditaire, le baron Albert de l’Espée, exige une condition étonnante :
« L’armature de l’ensemble doit être indestructible et former un carcan protecteur à l’orgue Cavaillé-Coll. »
La demeure sera donc élevée avec des matériaux d’exception ; marbres, bois nobles, toiture solidaire de la structure par un réseau de piliers en fonte scellés aux façades. Rien n’est laissé au hasard.
Le Château d'Ilbarritz circa 1898
Le baron Albert de l’Espée, un homme secret et singulier
Né à Metz en 1852, héritier des puissantes fonderies de Wendel, le baron achète patiemment la colline de Handia, parcelle après parcelle, pour la somme considérable de 350 000 francs-or. Les 60 hectares du domaine sont entièrement clos d’une double rangée de grillage galvanisé.
Personnage réputé autoritaire, original, peu enclin aux mondanités, Albert de l’Espée fuit les salons et ne cherche guère à recevoir. Il veut une demeure faite pour lui seul, pour sa santé (il souffrit jeune d’une bronchite) et surtout pour sa passion : l’orgue.
Entre 1895 et 1897, le château d’Ilbarritz sort de terre au cœur d’un vaste parc organisé comme une micro-cité autonome :
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pavillon chinois,
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petit château fort,
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chenils,
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étable,
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cuisines séparées (dont un bâtiment subsiste aujourd’hui, abritant le Blue Cargo),
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chemins couverts reliant toutes les dépendances.
Il s’agit aussi de profiter du climat marin « à la manière d’un sanatorium ». Et, pour son époque, la demeure est étonnamment moderne :
eau filtrée, électricité à tous les étages, téléphone, réseau de climatisation.
Le coût total du chantier atteint 5 millions de francs, une somme démesurée.
Le Château d'Ilbarritz circa 1898
Le Château d'Ilbarritz circa 1898
Le château, écrin d’un orgue monumental
Le baron fait installer un premier orgue Cavaillé-Coll, chef-d’œuvre unique au monde dans une demeure privée. Il sera démonté en 1903 pour rejoindre la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, où il se trouve toujours.
En 1906, un second instrument, plus perfectionné, réalisé par Mutin, prend sa place dans le château. Il est aujourd’hui visible en l’église d’Usurbil, près de Saint-Sébastien.
Mais le baron ne s’attache pas à Ilbarritz. Après seulement quatre ans d’occupation, il vend sa propriété au directeur de théâtre P.-B. Gheusi, en 1911.
Orgue Cavaillé-Coll du Château d'Ilbarritz
Transformations, guerres et déclin
À partir de là, le destin du château bascule.
1914–1918 : un hôpital de guerre
Durant la Première Guerre mondiale, la demeure est réquisitionnée.
1923 : morcellement du domaine
Le parc est divisé ; les dépendances disparaissent peu à peu.
1920–1930 : projets ambitieux et scandales
Un casino, La Roseraie, est construit au nord du château, mais un pan de mur s’effondre lors de l’inauguration. Le nom de Alexandre Stavisky, est mêlé à l’affaire.
En 1928, Biarritz projette d’ériger une luxueuse cité résidentielle autour du château. La crise de 1929 enterre l’idée.
1932–1945 : une succession d’occupations
Deux armateurs basques, Arnaud et Pierre Légasse, achètent le château mais ne s’y intéressent guère.
Tour à tour, il devient :
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maison de convalescence pour réfugiés de la guerre d’Espagne,
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garnison allemande à partir de 1940,
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annexe agricole.
Les pillages et dégradations continuent jusqu’en 1958.
Le Château d'Ilbarritz et la Roseraie circa 1960
1959 : la renaissance hôtelière
En 1959, René et Jeanne Massiaux acquièrent le château pour 12,5 millions de francs.
Faute de moyens, ils le transforment en hôtel de luxe, classé Relais & Châteaux. Ils ajoutent :
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une extension à l’aile sud,
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une rotonde panoramique,
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des boiseries et vitraux provenant de leur ancien manoir de Sarcelles.
Le maire de Biarritz, Bernard Marie, rêve même d’une nouvelle station balnéaire entourant le château – un projet qui ne verra jamais le jour. Le couple doit finalement se séparer de la propriété, vendue aux enchères.
Classement Monument historique et nouvelle ère
En 1986, l’homme d’affaires Adrien Barthélémy rachète Ilbarritz pour 3 millions de francs.
Mais en 1990, le château est classé Monument historique (toitures, façades, salle d’orgue, grand escalier, décors intérieurs), ce qui bloque son projet d’en faire un centre de thalassothérapie.
Fermé plusieurs années, mal entretenu, le château se dégrade à nouveau.
Le renouveau : la vente de 2014
En juillet 2014, Christine Barthélémy (fille d’Adrien) et son mari Michel Guérard vendent le château à l’homme d’affaires Bruno Ledoux, actionnaire du journal Libération.
Ce rachat ouvre la voie à un projet de restauration ambitieux, encore en attente.
Un lieu fascinant, toujours mystérieux
Demeure extravagante pensée pour un orgue, refuge d’un homme solitaire, hôpital, casino, hôtel, propriété abandonnée… Le château d’Ilbarritz porte en lui mille vies.
Sa silhouette singulière, dressée face à l’océan, continue de nourrir l’imaginaire et d’affirmer son statut d’icône de la côte basque.
Le Château d'Ilbarritz à Bidart
Bibliographie
Ouvrages et études
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Laborde-Balen, G. Biarritz, architectures et histoires. Éditions Cairn, 2015.
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Christophe Luraschi. Albert de L'Espée, 1852-1918. Éditions Atlantica.
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Collectif DRAC Nouvelle-Aquitaine. Inventaire général du patrimoine culturel – Côte basque. Dossiers consultables en ligne.
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Jean-Loup Ménochet. « Ilbarritz, le rêve thermaliste du baron de L'Espée », Le Festin, n°124.
Articles et ressources historiques
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Sud Ouest, archives régionales.
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Le Figaro Magazine, rubrique patrimoine.
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Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne.
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Archives municipales de Biarritz et Bidart (plans, permis, correspondances).
Ressources numériques
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Base Mérimée – Ministère de la Culture (notice du château).
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Inventaire du patrimoine Nouvelle-Aquitaine (relevés, analyses).
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Associations patrimoniales locales (Bidart Patrimoine, Biarritz Histoire).
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